Au cours des millénaires, l'homme a parcouru tous les espaces qui s'offraient à lui, qu'ils soient d'accès facile ou non. Mais en montagne les difficultés de déplacement rencontrées et surtout les mauvaises conditions de vie en altitude ont fait obstacle longtemps aux implantations permanentes. Le peuplement préhistorique des Alpes a donc une histoire particulière, qui ne se calque pas exactement sur celle des territoires qui les entoure et ceux qui ont affronté les reliefs inhospitaliers ont toujours eu des raisons spécifiques de le faire.LA CIVILISATION ALPINE
L'originalité des Alpes réside tant la diversité de sa morphologie qui touche aux extrêmes, que dans les réponses qu'ont donné les hommes aux contigences du climat et du relief. Ce sont ces réponses qui constituent une civilisation particulière, la civilisation alpine, dont il est possible de retrouver encore aujourd'hui bien des caractères de l'Autriche aux rives de la Méditerranée.
Le progrès et ses réalisations techniques nous font souvent perdre de vue l'originalité et l'âpreté de la vie en montagne. On se demande quelles sont les raisons économiques ou humaines qui peuvent avoir donné naissance malgré toutes les difficultés, à la mise en valeur des terroirs d'altitude et à l'utilisation des passages à travers les Alpes.La conquête des Alpes
Essayons de comprendre les processus de cette conquête.
Les voies de communications
Les chemins, rares et difficiles à tracer dans la complexité géographique de la
chaîne alpine, ne sont pas nés d'un seul coup. La montagne a été progressivement visitée et connue, d'abord par des chasseurs puis des pasteurs transhumants pour aboutir à une implantation permanente, dans les sites les plus favorables, par des groupes pratiquant une économie agro-pastorale destinée à les nourrir toute l'année. Ce n'est qu'avec cette permanence que se dessinent définitivement ces réseaux de sentiers qui sillonnent la montagne permettant le déplacement des hommes et des troupeaux sur les deux versants et entre les deux versants. Si en plaine les cours d'eaux, grands ou petits, sont des voies qu'il est facile de suivre, en montagne les torrents s'enfoncent souvent dans des gouffres infranchissables ; il faut alors chercher d'autres tracés pour remonter les vallées et les rejoindre entre elles par les coteaux et les cols. Bien que l'occupation des diverses zones montagneuses n'ait pas été simultanée, le processus fut toujours le même.
Le choix pour l'implantation de l'habitat
Les villages actuels sont pour la plupart dans la continuité des habitats anciens autour et à l'intérieur desquels se retrouvent tombes ou vestiges.
Ils sont placés aux meilleurs emplacements : bonne exposition, hors des couloirs d'avalanches, sur des terrains en faible pente non sujets à des glissements et environnés de terres cultivables. Quand ils sont implantés en fond de vallée, ce qui est rare, celui-ci est large et le village occupe toujours un cône de déjection surélevé ; ailleurs les replats et les vallons latéraux,
bien au-dessus du fond des talwegs, sont toujours appréciés. Cette nécessité des terrains sûrs et exploitables explique que les basses vallées, trop
encaissées et sans dégagements latéraux, comme celles de l'Arc, de la haute Isère ou de la Romanche ont peu attiré les hommes à toutes les époques.La vie alpine
Autonomie économique
L'économie des peuples alpins était d'une part fermée et autonome et d'autre part elle ne donnait pas lieu à des surplus importants capables d'encourager des échanges au-delà d'un trafic local réduit. Les besoins pouvaient être satisfaits entièrement sur place par la chasse, la cueillette, la culture et l'élevage ; le bois fournissait le matériau des maisons, des outils et des ustensiles dont l'archéologue ne trouve plus trace.
Si dans l'avant-pays alpin, en zone de plaine ou de faible relief, économie agricole et économie pastorale peuvent s'exclure en se développant chacune dans des terroirs différents, il n'en est pas de même au coeur des Alpes où on ne saurait les séparer car elles sont fondamentalement complémentaires : le mode de vie montagnard est nécessairement agro-pastoral. L'agriculteur a besoin de l'animal pour sa nourriture mais aussi comme bête de bât en terrain accidenté. De plus il est un appoint indispensable pour le chauffage hivernal sous climat plus rude qu'en plaine, soit par cohabitation dans une pièce commune, soit pour le combustible formé par les excréments séchés utilisés quand l'habitat est au-dessus de la limite de la forêt.Et contacts avec les alentours
Pourtant cette autonomie économique n'engendrait pas l'isolement et les Alpins sont toujours restés en contact avec les régions voisines, recevant rapidement les influences et les techniques nouvelles, les assimilant sans pour cela changer leur mode de vie fondamental inventé pour être parfaitement adapté aux conditions contraignantes de la montagne, tel que l'ont un peu décrit les historiens antiques.
Richesse et indépendance alpines
La connaissance intime du terrain a permis la découverte puis l'exploitation des ressources minérales quand celles-ci ont été nécessaires à la fabrication des outils en silex, en roches dures ou à la métallurgie. En outre c'est aux montagnards qu'il fut fait appel quand les grandes civilisations européennes ont eu besoin d'utiliser les passages transalpins pour le commerce "international", à cause de leur connaissance des voies, de leur robustesse pour le transport des charges. Souvenons-nous que ce sont les "gens du pays" qui ont aidé, de gré ou de force, les armées de Bonaparte à traverser le col du Grand-Saint-Bernard en 1800...
Des régions paisibles par nécessité
Un autre aspect est à considérer, aspect étroitement lié aux échanges et qui est peut-être à l'origine d'un maillage de voies à travers les Alpes, c'est l'existence d'un régime de paix et de solidarité entre les communautés. Il ne fait aucun doute que la civilisation alpine était hautement pacifique : elle n'a pratiquement pas connu d'armes au cours de la préhistoire. Elle était fondée sur la coopération dans les charges et dans l'égalité des droits de chacun, condition indispensable pour la survie dans un milieu difficile, hostile même.
Cela a duré tant que les Alpins ont été maître de leur destin et que les puissances politiques voisines ne leur ont pas imposé, par la force, une domination nécessaire à la libre disposition des passages transalpins, c'est à dire à partir de l'époque romaine. Le rôle des gens de la montagne commencera alors à s'effacer et d'autres profiteront des voies qu'ils avaient eux-mêmes ouvertes ; ils conserveront au cours de l'Histoire quelques libertés en s'isolant dans les vallons les plus reculés, isolement qui les séparera lentement des bienfaits du progrès et exacerbera chez eux un conservatisme dont ils attendaient une protection.
C'est cela la civilisation alpine, sa grandeur et ses faiblesses.LES ÉTAPES DU PEUPLEMENT DES ALPES
Notre ambition ici n'est pas de dresser un tableau complet et exhaustif de la préhistoire des Alpes et nous ne traiterons pas des détails du peuplement préhistorique, de ses modalités ou de ses péripéties mais seulement des grandes lignes illustrées de quelques exemples les plus significatifs.
Un étage collinéen de basse ou moyenne altitude entoure sur une bande plus ou moins large les massifs élevés. Ces zones périalpines de piedmont ont reçu les mêmes influences, ont offert les mêmes possibilités de vie que les plaines qui leur font face. Les déplacements et les échanges y sont aussi aisés.
Mais ce n'est pas le cas pour le coeur des massifs au relief tourmenté où l'altitude modifie fortement les ambiances climatiques incompatibles avec la survie d'humains dépourvus de moyens techniques pour s'y adapter. Ceci bien sûr, hors des périodes de froid extrême qu'ont constitués les poussées glaciaires, où toute vie comme tout accès est absolument impossible.
Les vallées larges ou modestes sont des axes de pénétration utilisables mais nous devons faire abstraction de la modernité de nos mentalités et de nos comportements liés aux réalisations techniques. Il faut aborder la montagne avec l'esprit du marcheur. Jusqu'au siècle dernier par exemple, les gorges de la Bourne et de la Vernaison en Vercors ne possédaient pas de route ; il fallait prendre les sentiers et les cols pour atteindre le coeur du plateau. Un bel exemple tout à fait démonstratif est donné par le tracé de la route du col du Lautaret, mis en place huit à neuf siècles av. J.C. pour éviter les gorges de la Romanche en Oisans.
L'HOMME
A LA CONQUÊTE DE L'ARC ALPIN
par Aimé Bocquet