"
(Les Allobroges) vivent en villages sauf les plus illustres d'entre eux qui,
installés à Vienne, ont fait de celle-ci - qui n'était
précédemment qu'un village - quoique portant le titre de métropole
de ce peuple - une ville bien équipée ". (Strabon, IV,
1, 11). Voilà une affirmation qui a souvent intrigué les historiens,
comment et pourquoi d'un simple village on a fait une métropole. Voici
ce qu'en dit un guide : " Vienne, la capitale des Allobroges, dont la
situation privilégiée sur le Rhône a déterminé
très tôt le développement économique, politique
et architectural, justifiant ainsi le surnom de Vienna pulchra, Vienne la
Belle, que lui avait attribué le poète latin Martial ".
Une " situation privilégiée ", oui, mais c'est un
peu court comme explication. Dans notre pays ou histoire et préhistoire
sont encore des disciplines bien trop séparées, le lecteur doit
s'en contenter. Et pourtant, dans ce cas précis le protohistorien est
à même de donner une réponse à la contradiction
que soulève implicitement Strabon, un simple village porte le titre
de métropole !
Sa splendeur, son importance antique, révélées par ses
vestiges spectaculaires conservés ou mis au jour depuis un siècle,
ont occulté et fait oublié son importance depuis 2000 av. J.-C.
Car Vienne et sa région sont un haut lieu de la préhistoire
française grâce aux érudits et aux collectionneurs du
XIXe siècle qui ont recueilli et sauvegardé tout ce que la terre
a livré au cours des travaux d'urbanisme de la vieille cité,
chose qui serait impensable aujourd'hui avec nos moyens modernes de terrassement.
Une région
au riche passé
Une très rapide énumération du matériel retrouvé
permettra de mieux illustrer la puissance unique de Vienne et de la région.
En plus des nombreuses haches polies qui attestent l'occupation au Néolithique,
à Estressin sur la colline Sainte-Hélène et à
Charavel des fouilles ont mis au jour deux villages néolithique moyen
du IVe millénaire av. J.-C. Mais c'est à l'âge du Bronze
que la zone connaît un essor tout particulier : neuf haches en bronze
du Bronze ancien ( civilisation helvétique du Rhône, XXe/XVIIIe
siècle av. J.-C.), neuf haches du Bronze moyen (XVIIe/XIIIe siècle
av. J.-C., importations de l'Allemagne du sud-ouest), cinq haches, une épée,
un poignard, un bracelet, une lance du Bronze final (XIIe/VIIIe siècle
av. J.-C.), une épée du premier âge du Fer. Jamais en
France une telle moisson n'a été retrouvée sur un si
petit espace limité à une ville, couvrant sans hiatus une période
de près de deux millénaires.
Mais mieux encore, cette concentration unique se complète par d'autres
découvertes spectaculaires si on parcourt quinze kilomètres
en amont et cinq en aval : à Vernaison, un dépôt énorme
trouvé en 1856 (treize haches, six faucilles, cinq poignards, trois
lances, quatorze épingles et divers objets du début du Bronze
final), à Ternay, deux dépôts d'objets de bronze (en 1873,
58 haches-lingots de cuivre et en 1875, 16 kg de haches, pièces et
fragments divers plus 3 kg de lingots du Bronze moyen), deux haches à
Chasse, à Reventin-Vaugris, un dépôt (en 1869 de 9 kg
avec quinze haches, douze lingots, des fragments de bracelets, de faucilles
du début du Bronze final). En tout, quatre très gros dépôts
sur moins de vingt kilomètres le long du fleuve, cela n'existe pas
en Europe .
D'où cette question inévitable, quelle est la raison d'une telle
accumulation de vestiges ?
Un carrefour
unique de plusieurs voies (voir la carte en fin du chapitre)
Cette petite région a été au carrefour de voies d'importance
européenne pour le déplacement de commerçants, d'artisans
et de migrants : un axe nord-sud le long du Rhône entre l'est de la
France ou l'Allemagne et la Méditerranée, un vers l'ouest, le
Forez et le Massif central (par la vallée du Gier) et deux vers l'est
vers les Alpes (par la Bièvre-Valloire) et vers la Suisse (par la "
Grande plaine "). On a vu, d'après les vestiges, l'importance
des contacts avec la Suisse au Bronze ancien et l'Allemagne au Bronze moyen
et au Bronze final.
Concentration de richesses, de réserves, d'ateliers métallurgiques
et probablement de populations établies sur les étroites rives
cultivables du fleuve, coincées entre des montagnes granitiques défavorables
et peu fertiles.
Sur moins de vingt kilomètres, le goulet exigu de Vienne le long du
Rhône est un passage obligé, incontournable entre le bassin de
Lyon et le nord Dauphiné. A ce niveau du Couloir rhodanien, les hautes
collines orientées est-ouest, dont les sédiments pliocènes
et morainiques stériles forment le Plateau de Bonnevaux en bas Dauphiné
et barrent toutes voies nord-sud . Au sortir du défilé de Vienne
on atteint Saint-Clair-du-Rhône où la vallée s'élargit
et surtout ses abords en rive gauche ont des reliefs adoucis qui ne font pas
obstacle à la circulation. Au sud de cette barrière naturelle
se développe d'est en ouest la large et fertile plaine de Bièvre-Valloire
qui ouvre toutes les Alpes du Nord à la Cluse de Voreppe.
Le Rhône, fleuve puissant et rapide, ne pouvait être traversé
qu'un peu en amont du confluent avec le Gier, au gué de Grigny où
les dragages ont amené au jour de très nombreux objets de bronze,
datés d'une période où les offrandes aux eaux étaient
fréquemment pratiquées, à l'âge du Bronze final
; il est évident que ce passage a existé de tout temps.
Vienne
à l'époque gauloise
La première occupation gauloise du site de Vienne, dès la fin
du IVe s. av. J.-C., au confluent de la Gère et du Rhône, est
à mettre au compte des Allobroges car aucun reste celtique plus ancien
n'est connu. Ils en firent leur "métropole", bien qu'il ne
soit qu'un village, si l'on en croit Strabon. Mais pourquoi n'existe-t-il
qu'un village quand les Allobroges arrivent, alors que son importance passée
aurait justifié une agglomération plus vaste ? Depuis l'âge
du Fer, le courant commercial occidental est dominé par les échanges
nord-sud, le long du couloir rhodanien, avec la route de l'étain qui
alimente le monde méditerranéen en métal indispensable
à la fabrication du bronze. L'étain traverse la France par les
voies navigables de la Seine et de la Saône ; pour le Rhône, le
transport fluvial est moins sûr avec les pentes de son cours qui provoquent
de forts courants et des rapides dangereux dans certains étranglements
(Vienne, Condrieu, Donzère, etc.).
Dominant le Rhône d'une quinzaine de mètres, ce site occupait
une place forte naturelle facile à protéger au nord et sud grâce
à deux vallons encaissés. L'éminence de Pipet à
l'est pouvait, si besoin en était, servir un solide système
de défense. De cette période ancienne, nous ne connaissons aujourd'hui
(par trois sondages !) que quelques niveaux très profonds (entre -5m
et -9m sous le terrain actuel) datés par des fragments de céramiques
importées de la Méditerranée (coupe grecque attique à
figures rouges du IVe-IIIe siècle av. J.-C.), et plus particulièrement
sans doute par le port grec de Marseille qui exportait du vin et de l'huile
d'olive dans des amphores. Aucune construction antérieure au IIe s.
av. J.-C., n'a pu être dégagée à ce jour.
Donc
au début du IIIe siècle av. J.-C., à l'arrivée
des Allobroges, la région a beaucoup perdu de son importance au point
de vue commercial et économique ; c'est un lieu de passage, sans plus.
Mais les chefs allobroges ont pris connaissance du pays dans lequel ils voulaient
s'installer, ils ont jugé de ses possibilités, de ses ressources
et aussi des voies de communications locales ou régionales. La position
sans équivalent de Vienne pour le contrôle du pays à un
carrefour des voies est-ouest et nord-sud, ne leur a pas échappé
et il a dû leur apparaître évident d'y regrouper les pouvoirs
de décision et d'en faire leur capitale.
Cela prouve que l'on a toujours tort de minimiser les compétences et
l'intelligence de nos lointains aïeux pourtant placés dans des
conditions qui nous paraissent archaïques et primitives. Il n'a pas fallu
longtemps à des gens venus de très loin pour prendre conscience
du pays et ce qu'il fallait faire pour l'organiser et le gérer au mieux.
Ils ne savaient rien du passé de Vienne mais ils ont compris que, de
là, ils domineraient tout le territoire. Malgré nos matériels
et nos techniques modernes on en reste quand même tout étonné.
Les Allobroges s'installent aussi, probablement à la fin de la période
de l'indépendance mais sous gestion romaine, sur la colline Sainte-Blandine,
près du confluent de la Gère et du Rhône. Cette colline,
connue depuis longtemps par les découvertes qui s'y faisait par hasard,
a donné lieu à des fouilles de sauvetage en 1955. Un matériel
abondant avec près de 900 objets, intacts ou fragmentés furent
retrouvés groupés sur une faible surface. Les pièces
liées aux activités culinaires (fourchettes, grils, couteaux,
broches, seaux, louches, etc.) sont nombreuses et en particulier les ustensiles
pour la préhension des viandes cuites, les " fourchettes à
chaudron ".
Outre
ce mobilier, plus lié aux banquets qu'aux repas habituels, on note
la présence d'un nombre important d'outils divers, une centaine environ,
dont la qualité reflètent l'habileté des forgerons allobroges
; les 150 fibules en bronze sont très variées mais l'armement
se réduit à quelques panoplies guerrières (lance, épée,
umbos de bouclier, fourreau). La céramique ne manque pas avec près
de 3500 fragments de vaisselle gauloise ou importée d'Italie.
Ce dépôt, très vraisemblablement cultuel, réunit
du mobilier assez rarement antérieur à la conquête de
121 av. J.-C. ; l'ensemble s'est donc, pour une bonne part, constitué
à l'époque romaine, à partir d'une tradition locale remontant
à l'arrivée des Allobroges en Dauphiné.
On déplore que la croissance et l'urbanisation de Vienne dans l'antiquité
aient fait disparaître les vestiges les plus superficiels d'une occupation
récente, celle des Allobroges à leur arrivée puisque
les historiens font état d'un petit village avant sa croissance après
121. Vienne reste à ce jour un site dépourvu de fortifications
; l'habitat urbain occuperait une surface modeste de l'ordre d'une dizaine
d'hectares, superficie comparable à celles de bien des villages ouverts
des IIe et Ier siècles av. J.-C. Les maisons commencent à coloniser
la berge du Rhône . Cette extension de l'agglomération est probablement
induite par la " romanisation ", par les aménagements des
rives du Rhône et par le développement de l'activité portuaire
dont l'intensité est sensible, là encore, au travers de fragments
de céramiques d'origine méditerranéenne (céramiques
campaniennes du Ier siècle av. J.-C.).
Vienne et Lyon
En 43
av. J.-C. les Allobroges de Vienne expulsent vers Lyon certains habitants,
certainement des nobles et des fortunés, l'année même
où Munatius Plancus fonde cette ville. Bien sûr il existait là
une bourgade gauloise, Lugdunum, qui n'était même pas la capitale
des Ségusiaves puisque celle-ci était Feurs (Forum Segusiavorum),
c'est dire qu'elle n'avait pas une grande importance.
En effet, si depuis des millénaires le site de Vienne était
ouvert vers les quatre points cardinaux, celui de Lyon ne l'était pas
vers l'ouest, les Monts du Lyonnais constituant une barrière entre
le couloir rhodanien et le Forez et le Massif central. Même à
l'époque romaine tardive la table de Peutinger montre que les routes
vers les Alpes partent de Vienne et non de Lyon. Il a fallu la volonté
politique de Rome et de ses empereurs pour en faire une ville grandiose et
la capitale des Gaules, ceci à moins de 30 km de Vienne dont la position
stratégique l'autorisait aussi au rôle de capitale qu'elle avait
eu avec les Allobroges. C'est pourquoi pendant des siècles les deux
villes ont rivalisé dans la vocation économique et le faste
architectural.