Les Allobroges ont toujours été considérés comme un peuple homogène, unitaire mais " Le fait que Vienne ait eu à l'époque préromaine le titre de métropole, laisse entendre que ce peuple [les Allobroges] fédérait, sinon d'autres peuplades, du moins de petites unités ethniques, dont les noms n'auraient pas survécu à la colonisation. " (G. Barruol, 1999). La remarque pertinente de G. Barruol se trouve confirmée par les noms gaulois car des limites territoriales internes prouvent la présence de plusieurs entités régionales (des tribus ou des clans ?) correspondant à des unités géographiques distinctes.
1) Une importante frontière nord-sud
Il n'a pas été retrouvé trace d'oppida entre le Bas-Dauphiné et la Savoie. Pourtant la présence d'une capitale principale, Vienne, et d'une autre dite " secondaire " Genève, historiquement reconnues, ferait penser à l'existence de deux territoires distincts.
Avec la toponymie nous pouvons tracer une frontière nord-sud, entre ces deux territoires, au centre de l'Allobrogie, par une succession de torrents au nom évocateur : G. Barruol signale que souvent un cours d'eau, même minime, servait de limite entre les tribus.
L'Isère au débouché de la cluse de Grenoble, au niveau de Moirans (Morginum), a comme affluent la rivière de la Morge : Morge est un hydronyme gaulois très courant signifiant cours d'eau frontière (le ruisseau de Morge matérialise encore aujourd'hui la frontière orientale entre la Suisse et la France, près de Saint-Gingolph). Celle-ci remonte à Voiron et va prendre sa source au col de Saint-Roch à Saint-Aupre. On descend ensuite, vers l'est, dans une petite vallée orientée sud-nord, parallèle à celle beaucoup plus large du Guiers Mort. Juste à l'est du col naît un " ruisseau de Morge " qui se jette dans le Guiers aux Echelles. Ce dernier cours est suivi sur 6 km et, avant les gorges de Chailles, un autre " ruisseau de Morges " arrive du nord en rive droite, dont la source est à moins de 5 km au sud du lac d'Aiguebelette. Ce dernier ruisseau de Morge sert de limite entre les communes de la Bauche et Saint-Franc. À 2,5 km à l'ouest de ce lac, le lieu-dit " Les Arandons " (Are Randa), évoque encore la limite territoriale proche !
Sur le cours de toutes les " Morges ", une localité porte le nom de Morge : Moirans (Morginum), Morge et Morges. On suit ainsi sur près de 40 km, suivant un axe sud-nord, de l'Isère au Rhône, une frontière qui peut se poursuivre encore plus au nord par un autre torrent, le Flon (flumen), rejoignant le Rhône à Yenne (à La Chapelle-St-Martin le torrent est dominé en rive gauche par une éminence nommée le Verdan ; est-ce un Verdun sur la frontière ?).
Il faut remarquer que, sur cette ligne de démarcation importante, ont été découverts quatre trésors de monnaies gauloises : Gerbaix, Nances, Saint-Laurent-du-Pont et Moirans, ce qui est assez exceptionnel !
Les parties correspondant à la Savoie et au Bas-Dauphiné, géographiquement très différentes, sont ainsi séparées par une frontière nette. Celle-ci est traversée par une route, bien connue à l'époque romaine, entre le Guiers et Chambéry, défendue par un " Verdun " à Saint-Thibaud-de-Couz dans la vallée de l'Hyère.2) Des limites territoriales internes marquées par des oppida, des cours d'eau et des toponymes
Combe de Savoie-Grésivaudan : des oppida se font face
Entre la Combe de Savoie et le Grésivaudan, on s'étonne de voir s'affronter deux lignes de défense sur moins de 10 km dans un carrefour de trois vallées. Ce face à face d'oppida signifie très probablement la présence d'une frontière que le torrent du Bréda et ses gorges auraient pu matérialiser en barrant l'entrée du Grésivaudan. Mais il ne faut pas exclure l'hypothèse d'une autre frontière entre la Combe de Savoie et la Cluse de Chambéry, entre Montmélian et le Verdun de Cruet.La vallée de l'Isère
La rive droite de l'Isère, en aval de la Cluse de Grenoble, possède deux " frontières ". Une passe à côté de l'oppidum du Verdun à l'Albenc, où le ruisseau, qui borde le hameau des Morges, coupe la route ; ce ruisseau se prolonge dans le bourg par une rue dans de vieilles maisons potant le nom de Randon (la limite en gaulois), donc entre l'Isère et la montagne existerait bien une frontière continue. A 500 m de là, une petite éminence conique domine de 120 m et porte le nom de Malan : est-ce un Mediolanon ?
À 8 km en amont, nous en avons vu une autre bien marquée par la rivière de la Morge qui remonte loin vers le nord. Est-ce la double limite d'une tribu ou bien ces deux lignes enferment-elles un clan autonome qui s'étendrait bien plus au nord ?
Entre ces deux systèmes de frontières, la vallée du Grésivaudan et la cluse de Grenoble forment un territoire distinct au sud de l'Allobrogie, bien isolé à l'ouest, au nord-est et aussi au sud contre les Tricorii du Trièves. Sa " capitale " serait Grenoble (Cularo), site de pont au confluent Isère-Drac, identique en cela aux sites de pont que sont Vienne et Genève : ainsi serait déjà inscrite dans le pays, depuis des siècles, la division administrative qui affectera la province au Bas-Empire, par l'élévation au rang de civitas de Cularo.La voie protohistorique ouverte dès la fin de l'âge du Bronze entre la cluse de l'Isère et la haute Durance vers l'Italie (col du Lautaret) est marquée par des tombes de l'âge du Fer (Brié et Séchilienne) et deux toponymes entre Eybens et Vizille (un Briançon et un Avalon).
Plus loin sur cette route, la frontière avec les Ucenni de l'Oisans, est marquée par les lieux-dits Lavorant (de Avo ? et randa, la frontière), à 600 m en amont de Gavet. Elle se place au début des étroits des gorges de la Romanche qui se poursuivent jusqu'à Rochetaillée, ouvrant dans le bassin du Bourg-d'Oisans. Les Romains ont utilisé ce tracé pour la route du col du Lautaret et le lieu, connu aujourd'hui comme " Lovarant " sur les cartes, est devenu une étape appelée Fines retrouvée sur l'Itinéraire d'Antonin. La basse Romanche, en aval, était donc en territoire allobroge.Le Plateau savoyard
À Sion-Val-de-Fier (de Sego dunum, le fort de la victoire) le bourg actuel est au pied d'une éminence qui surplombe le Fier de 140 m. ; l'oppidum contrôle le cours inférieur du Fier, juste en amont des gorges profondes qui précèdent son confluent avec le Rhône.
Plus au sud, dans les Bauges, le Chéran est une frontière : un lieu-dit la Fin (finem, la limite à l'époque romaine) touche son cours près de Lescheraine et un " Arandons " lui est proche à Alby-sur-Chéran. Cette rivière se dirige au nord-ouest jusqu'au Fier. L'oppidum de Sion est placé sur sa rive nord qui reçoit la Morge et en rive gauche, au niveau du confluent de la Morge, encore un lieu-dit la Fin témoigne d'une frontière à l'époque romaine qui s'articule bien avec la frontière gauloise. En remontant La Morge vers le nord on trouve les hameaux de Morge et de Morgenex : la petite rivière sert encore de limite communale sur toute sa longueur. Entre Menthonnex-sous-Clermont et Clermont, un ruisseau orienté est-ouest et perpendiculaire à la Morge, porte encore le nom de la Fin ; une limite existe bien encore là. À un kilomètre en aval de cette localité, part en rive gauche, vers le nord-est, le ruisseau des Ravages qui, un kilomètre plus loin, reçoit un nouveau ruisseau de la Morge de direction nord-est. Quatre kilomètres plus au nord, est atteinte la région de Chamarande (de cama randa : camma le chemin et randa la frontière), là, le ruisseau de Chamaloup rejoint les Usses peu en amont de Frangy.
A l'extrémité du Vuache, les vestiges trouvés au sommet du Mont à Musièges pourraient être liés à la présence d'un oppidum dominant de 450 m cette frontière.La limite vers le nord peut aussi être encore marquée par des ruisseaux : en effet peu avant Frangy, le ruisseau du Fornant remonte et reçoit au Pont Fornant le ruisseau du Flon qui prend sa source au pied d'une éminence, près du hameau de Mont-Sion, dont on connaît la signification du toponyme. On a aussi parlé de deux ruisseaux "Flon" (flumen) qui prolongeaient des frontières et on peut penser que c'est vrai aussi ici.
De ce ruisseau, on va vers le nord pour en rejoindre un autre, le ruisseau des Coppets, qui va se jeter dans le Rhône 5 km en amont du défilé de l'Ecluse qui coupe le Vuache. portant un possible poste de guet, Sainte Victoire.
Cette démarcation entre est et ouest demeurerait sous le contrôle des places de Sion, de Musièges, du Vuache et peut-être un autre poste sur le parcours, le Mont-Sion de Jonzier.De nombreux toponymes et hydronymes marquent une frontière nord-sud entre les Bauges et le Rhône.
Pieds occidental et oriental du Salève
Au sud du bassin de Genève, le ruisseau " l'Aranda "(la Randa; la frontière, le nom a même conservé sa phonétique originelle ) forme aujourd'hui encore la frontière franco-suisse à Saint-Julien-en-Genevois et à Archamps, au pied des premières collines et de l'éminence du " Mont-Sion ".
De l'autre coté du Salève, un " ruisseau des Morges " barre transversalement la vallée vers l'est, matérialisant une frontière à Menthonnex-en-Bornes entre le Salève et le massif des Bornes ; là encore, au même niveau mais vers l'ouest un ruisseau a pour nom " La Fin ", c'est à dire la limite en latin (finem), ce qui ne surprend pas mais tous ces ruisseaux la Fin confirment bien, à l'époque romaine, la présence d'un frontière liée aux Morges...
La haute vallée de l'Arve
Les oppida de Passy, Servoz et Saint-Gervais dominant l'Arve sont installés sur ce qui peut être considéré comme la frontière entre les Allobroges et les Ceutrons du Val d'Arly et du bassin de Chamonix. Les Ceutrons devaient être très celtisés si on en croit le nombre de toponymes gaulois.
Une nouveauté historique :
il y a une " confédération allobroge "
Aujourd'hui on peut délimiter des entités humaines autonomes par la position de 25 oppida ou postes de guet, par les noms de neuf cours d'eau frontière, les " Morges ", et par six dérivés de Randa, la frontière L'histoire ne nous en a rien laissé. Mais il est évident que les Allobroges ne se différenciaient pas des autres peuples gaulois voisins comme les Voconces et les Cavares pour qui les historiens parlent de confédération ; on peut maintenant dire " confédération allobroge " associant plusieurs territoires.
- une frontière sépare nettement Savoie et bas Dauphiné, courant parallèlement à l'ouest de la Chartreuse.
- le bassin de l'Arve inférieur et le Chablais sont coupés du sud sur leurs deux cols d'accès : le flanc oriental du Salève avec le ruisseau de la Morge dans les Bornes et le flanc occidental par le ruisseau de l'Aranda et l'oppidum du Mont Sion.
- sur le Plateau savoyard, une limite nord-sud entre les Bauges et le Rhône est mise en évidence par la Morge, Arandon et Chamarande. Le nord-est de l'Allobrogie est ainsi divisé au moins en deux parties.
- le bourg d'Arandon, au sud-est du massif de Crémieu, indique que la vallée morte de la Save est une ligne de démarcation, confirmée par le ruisseau de " Morger " à moins d'un kilomètre d'Arandon. Courant entre le Rhône et la Bourbre, elle isole l'Isle Crémieu, à la morphologie bien particulière, du reste du bas Dauphiné.
- le Grésivaudan et la cluse de Grenoble forment une entité méridionale bornée au nord par des oppida de la Combe de Savoie, à l'ouest par l'oppidum de Verdun et une " Morge " au sud par les Ucenni à Avorant et les Tricorii contrôlés par l'oppidum de Rochefort.
Entre Rhône et Chartreuse, ce vaste territoire, couvrant le bas Dauphiné et la vallée du Rhône, n'a fourni aucune trace de limite territoriale, ce qui ne signifie pas leur absence ; toute cette région a été très urbanisée depuis longtemps et bien des toponymes et hydronymes anciens ont disparu.
Ces " territoires tribaux " ont dû se mettre en place dès l'installation des Allobroges au début du IIIe siècle av. J.-C. et les oppida qui sont souvent associés aux frontières ne témoignent pas de rapports toujours amicaux ou sereins entre les clans Par la suite et, en particulier après la conquête romaine en 121, les querelles ou les compétitions ont dû s'estomper, amenant ainsi la désaffection des places fortes ; ceci expliquerait que rien n'en soit resté ni dans les mémoires ni dans les écrits.
Il ne faut pas assimiler les territoires que la toponymie nous indique avec les pagi gallo-romains : ceux de Seyssel, Conflans, Grenoble et Aoste (M. Tarpin 2002). Ceux-ci portent des appellations romaines de subdivisions administratives tardives qui ne se superposent pas forcément aux anciennes partitions allobroges.