La conquête du territoire alpin se poursuit avec une augmentation de l'occupation et une mise en valeur de terroirs d'altitude : au-dessus de Saint-Michel-de-Maurienne, dans la vallée de Valloire, la tourbière de la Soie à 2110m, révèle des défrichements vers 1100/1000 BC qui correspondent à l'importance que prend la Maurienne comme voie de passage transalpin et dans l'exploitation des mines de cuivre.
L'analyse des pollens de Conjux sur le lac du Bourget montre aussi des défrichements importants à partir du niveau laissé par le premier village du Bronze final dont des pieux sont datés, par ailleurs, de -1054.

Changements dans le matériel archéologique
Un nouveau changement dans le matériel régional intervient aux XIIe et XIe siècles avec l'apparition des bronzes et des céramiques du faciès Rhin-Suisse-France Orientale (R.S.F.O.) dans les habitats au bord des lacs (183), dans quelques sépultures et dans de plus rares sites terrestres.
Nous avons vu que la dendrochronologie place la création des premiers villages littoraux à partir de -1071, soit 35 ans après les plus anciens de Suisse occidentale. Un sondage à Tougues à Chens-sur-Léman a même individualisé deux niveaux de cette phase entre -1071 et -965.

La céramique
Selon toute vraisemblance le faciès R.S.F.O. développé sur les lacs alpins parvient de Suisse occidentale (184) mais en présente-t-il toutes les productions, nous ne saurions répondre en l'absence de fouilles exhaustives sur les lacs français.
Par contre l'influence de l'Allemagne du Sud-Ouest ou de l'est de la France imprègne certains gisements terrestres (185) ; faut-il imaginer deux courants, un venu de Suisse qui installe, entre autres, les industries littorales et un plus occidental qui se répandrait ailleurs ? Une variante de ce faciès se dégage à la fin de cette période, reconnu sur la céramique de quelques sites, dont l'origine se placerait plutôt dans le centre-est de la France (186) et que j'appellerai le faciès "bourguignon" pour le séparer de celui, très typique, de Rhin-Suisse-France Orientale aux affinités plus helvétiques et qui ne comporte pas les formes "bourguignones" ni les rebords concaves.


Le métal
Qu'elle soit "terrestre" ou "lacustre" la métallurgie de la phase moyenne diffère totalement de celle de la phase précédente tant dans ses formes que par l'apparition d'outils nouveaux comme la hache à douille (187), outil qui est rare en Europe moyenne ou en Suisse.
La composition du métal change aussi avec une partition en deux groupes : celui, nouveau, avec plus d'impuretés (arsenic, antimoine, nickel suivant le schéma Sb>As>Ni) provenant de l'utilisation des cuivres gris (fahlerz) qui se poursuivra jusqu'à la fin de l'âge du Bronze et celui à faible teneur d'impuretés (< 0,3%) qui ne diffère en rien du métal de la période précédente. En l'absence d'analyses sur le matériel lacustre il est impossible d'aller plus loin.

Le faciès Rhin-Suisse-France Orientale
Le phénomène le plus spectaculaire de cette période est la mise en place des premiers ateliers de fabrication céramique et métallurgique sur les rives des lacs subalpins, dans des villages dont l'agriculture (188) permettait leur autosuffisance.
Actuellement leur nombre n'atteint pas celui des stations suisses, encore que les prospections d'A.Marguet et de ses collègues sur les lacs Léman et du Bourget nous réservent des surprises.
Leurs productions de haches, de bracelets et d'épingles ou de céramique ne supplanteront pas celles des ateliers locaux qui poursuivront leur activité.


La vaisselle fine de type Rhin-Suisse-France Orientale
(189), abondante dans les nécropoles à incinération et les palafittes, est fabriquée suivant de nouvelles techniques qui affectent les formes, les décors et la pâte qui est dure, au lustrage externe très soigné, noir ou uniformément sombre, et cuite dans des fours où la température est bien maîtrisée (190).
C'est la période qui a vu l'art de la céramique non tournée atteindre son apogée, apogée liée directement au faciès R.S.F.O. et qui disparaîtra avec lui. A partir de cette époque la céramique sera façonnée soit dans des ateliers spécialisés, lacustres ou non, soit artisanalement dans les familles : ceci donnera deux qualités distinctes de produits, les formes étant le plus souvent
communes avec une gamme de décors plus restreinte et une cuisson moins bien maîtrisée hors des ateliers (191).

Le faciès R.S.F.O. est illustré dans plusieurs stations littorales (192) où le matériel récolté n'est pas en rapport avec l'étendue supposée des sites ; nous possédons seulement ce qui a été ramassé en surface au siècle dernier et les couches profondes ont très rarement été atteintes comme le montrent les sondages récents de Conjux et de Tougues (193).

Les habitats terrestres bien documentés sont encore rares (194)
ainsi que les bronzes (195). Pour les haches à ailerons ou à douille je serai
aussi indécis que les chercheurs suisses qui ne peuvent pas dégager clairement,
dans leur abondant matériel, de séries évolutives spécifiques à chacune des deux dernières phases du Bronze final ; ceci interdit de classer les pièces sans contexte, cas trop fréquent. Toutefois les rares haches à ailerons subterminaux (196) sont probablement à placer à cette phase.

Nous verrons plus loin les quelques nécropoles de cet âge, mais il ne faut pas s'attendre à trouver dans les sépultures le reflet typologique exact des habitats jugés contemporains.
Les bronziers lacustres monteront en Maurienne pour exploiter des gîtes cuprifères, par exemple ceux de la région de Termignon ; en effet tout à côté, les incinérations en grotte de Sollières associent céramiques R.S.F.O. et maillet à rainure votif (197), outil habituel du mineur pour concasser le minerai ou sa gangue. Les contacts des sites R.S.F.O. avec l'Italie sont apparemment faibles avec seulement l'importation d'une fibule proto-villanovienne au lac du Bourget. Nous verrons qu'il n'en sera pas de même pour la métallurgie indigène alpine.

Un faciès "bourguignon"
Des urnes biconiques à rebord éversé et concave, des petits vases globuleux portant sur la panse de larges ou très larges méplats horizontaux et des plats à rebord outrepassé, des panses couvertes d'impressions digitales larges et jointives sont retrouvés dans quelques gisements terrestres (198) et, jusqu'à aujourd'hui, jamais en palafittes (199) ; nous les datons de la fin de la phase moyenne (BF IIIa).
Les décors géométriques gravés sont remplacés dans les habitats terrestres par des décors en guirlandes ou en triangles faits au peigne ou à la cannelure. La forme générale des récipients comme celle des rebords éversés et galbés annoncent celles qui fleuriront à la phase récente, tant dans les palafittes qu'ailleurs.
La fouille récente de Creys-Saint-Alban, Isère, est démonstrative car elle montre l'absence de céramique R.S.F.O. proprement dite à la fin de la phase moyenne et la continuité d'évolution entre le BF IIIa et le BF IIIb. Pour être mieux éclairé sur ces deux faciès, parmi lesquels il existe des convergences, il nous manque des études stratigraphiques, en lacs surtout puisqu'ils contiennent la superposition de toutes les phases.
Ajoutons que ce faciès "bourguignon" de Creys est accompagné de fragments de moules ce qui indique la présence d'artisans bronziers dans le village mais sans connaître les types de bronzes à lui rattacher.
L'origine du faciès bourguignon se retrouve plus facilement en pays rhénans et en Bourgogne qu'en Suisse occidentale.


Métallurgie alpine
La métallurgie alpine continue avec d'étroits contacts italiques. Les roductions de type Rhin-Suisse-France Orientale et les productions indigènes alpines restent typologiquement bien séparées même si leurs ateliers respectifs sont parfois très proches : ainsi des Alpins (200) se trouvent à quelques kilomètres seulement des stations des lacs du Bourget et d'Annecy où se pratique la métallurgie R.S.F.O (dépôt de Drumettaz). Une hache à ergots latéraux de type alpin a même été trouvée sur le lac d'Aiguebelette ce qui montre les con-
tacts entre les communautés lacustres et terrestres (201).
La métallurgie "indigène" subit une très forte influence italique. Les Alpins ne possèdent probablement pas le savoir-faire requis pour traiter le minerai car ils importent du métal brut depuis l'Emilie- Romagne sous forme de lingots-bipenne (202). Mais il faudrait des analyses pour savoir quels types d'objets contiennent le métal transalpin.
Ce sont aussi des influences italiques plus subtiles qui affectent la forme des haches locales avec leurs ailerons subterminaux et ergots latéraux imités des modèles proto-villanoviens (203).

Ces haches aux caractères très reconnaissables ont eu quelque diffusion autour des Alpes en Jura, dans l'Ain et jusque dans le Var (204).
Les bracelets à section en D gravés, du début du Bronze final, voient
leur décor se compléter de chevrons, dents de loup et volutes (205) ; ils vont
évoluer en s'élargissant et devenir plats avec une nervure médiane à la phase suivante. Ils coexistent avec ceux de section ronde et à faibles tampons (issu du type "Geispolsheim") portant les mêmes motifs qui auront une grande vogue dans la région.
Les dépôts alpins contiennent aussi des épingles à large tête discoïde (206) connues dans l'est de la France ; ont-elles été fabriquées dans la région ? Seuls trois dépôts à dominante "alpine" (207) possèdent des faucilles à languette et butée associées au modèle à bouton, bien datées de la phase moyenne en Allemagne et en Suisse, et qu'il n'en existe pas ailleurs.
Des lingots plano-convexes et une faucille du dépôt alpin de Drumettaz ont plus de 1% de plomb (alors que le taux en est très inférieur dans celui de Meythet) et trois haches à ailerons sub-terminaux en présentent plus de 1,5% (208).

Une partie de la métallurgie alpine semble n'avoir pas les mêmes sources d'approvisionnement que celle de R.S.F.O. de Suisse (209) ; cette particularité de la métallurgie autochtone se retrouvera à la phase suivante.

La nature et l'impact du faciès Rhin-Suisse-France orientale dans les Alpes du Nord
L'homogénéité des rites et du matériel dans les sépultures, comme l'homogénéité des productions lacustres R.S.F.O. (210) incite à penser qu'ils sont le fait de communautés spécifiques insérées dans le tissu du peuplement en place à leur arrivée. Les contacts avec les autochtones ne sont, bien sûr, pas absents (211) ; si quelques céramiques fines perdurent durant la phase suivante, les bronzes changeront de formes comme de décors (212) par une rupture totale dans filiation typologique. Le rite de l'incinération lié à R.S.F.O., en champs d'urnes souvent souterrains (213), disparaîtra aussi complètement. Tout se passe comme si cet épisode R.S.F.O. dans les Alpes du Nord avait été un phénomène, bien caractérisé et assez court, mais avec une influence limitée sur le continuum du peuplement, sur les techniques et sur les traditions religieuses (214).

Les bronzes et les vases R.S.F.O marquent spectaculairement la phase moyenne mais l'impact de la technologie nouvelle et des rites funéraires à incinération sur les "indigènes" n'a probablement pas été aussi intense qu'on peut l'imaginer. Le préhistorien est habitué à constater l'émergence de nouvelles techniques, de nouveaux rites funéraires et de les voir évoluer ensuite lentement. Par contre il est très rare de les voir disparaître presque complètement, un siècle et demi plus tard comme dans le cas de R.S.F.O. On imagine mal qu'une tradition funéraire puisse être totalement et subitement abandonnée : soit elle a été imposée par la force et durera seulement pendant la contrainte, soit elle n'a pas été adoptée par les communautés autochtones ; dans les deux cas les nouveautés n'auront pas de suite et c'est le cas des Alpes du Nord.
A mon sens, cet épisode R.S.F.O. représente l'intrusion de métallurgistes et de céramistes venus du nord-est (215) installer des centres "industriels" dans des lieux qui répondaient aux nécessités techniques de leurs productions pour alimenter des marchés en plein essor et ils ont disparu quelques générations plus tard.

Certains, avec P.Pétrequin, ont vu à ce moment-là une période de stabilité et d'uniformisation culturelle entre deux époques de crises (phase ancienne et phase récente du Bronze final). L'uniformisation culturelle et technique touche seuls les R.S.F.O. et une certaine stabilité politique ou économique a pu affecter toutes les communautés, encore que l'installation de certains villages lacustres sur des îles pour s'isoler, tendrait à prouver le contraire. Dans les Alpes, comme en Languedoc-Provence par exemple, cette "uniformisation", si uniformisation il y a eu, sera de courte durée, bouleversée par tout ce qui se met en place à la fin du Xe siècle et qui touche le matériel, les rites, les mutations sociales et économiques, l'organisation géopolitique du pays, etc.

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PHASE MOYENNE DU BRONZE FINAL ALPIN
env. 1070 à 930 av. J.C.
Carte et matériel de la phase moyenne
du Bronze final alpin
Lingots de cuivre et objets cassés.
Dépôt de Drumettaz, Savoie
Lingot-bipenne italique de cuivre.
Aussois, Savoie
Quelques vases fins. Champs d'Urnes souterrain de Sollières, Savoie

Hache à ailerons sub-terminaux et ergots latéraux.
Caractéristique des productions alpines.
Claix, Isère.

Station littorale de Conjux, Savoie
Décor géométrique gravé, caracté-ristique de la céramique R.S.F.O.
La Balme-les-Grottes, Isère.
ARCHÉOLOGIE ET PEUPLEMENT
DES ALPES FRANCAISES DU NORD
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