Les XIVe et XIIIe siècles av. J.-C. forment une période particulièrement intéressante dans les Alpes du Nord parce que les mentalités et les techniques subissent d'importantes modifications dans la mouvance de celles qui affectent toute l'Europe.
Les temps modernes protohistoriques commencent avec l'émergence de l'originalité alpine à l'intérieur de ce qui fut appelé la Civilisation des Champs d'Urnes (des urnes contenant les cendres d'incinérations étaient enterrées dans un espace mortuaire : le champ d'urnes.)

Amélioration climatique
Au début de la première phase du Bronze final alpin une amélioration climatique corrige progressivement les effets réducteurs de l'ambiance froide et humide du Bronze moyen.
A Seyssinet les céréales réapparaissent dans les pollens et le cheptel se diversifie de nouveau ; l'expansion territoriale en montagne s'en trouvera facilitée.
Les grands décapages d'autoroutes ont livré les restes de nombreux villages de cette phase, preuve évidente de nouvelles implantations dans des zones délaissées qui vont reprendre vigueur. Le substrat culturel, technique et très probablement humain des Alpes du Nord va se modifier en quelques siècles avec une rupture nette dans les traditions en place depuis le Néolithique, alors que celles-ci avaient lentement évolué en assimilant les influences exogènes successives.

Il y a rupture complète et brutale dans le matériel
Dès le XIVe siècle apparaît parmi le matériel archéologique une "rupture typologique majeure" avec de toutes nouvelles formes de bronzes et de céramiques fines ou grossières (155), traduisant un renouvellement complet des techniques de base. Même la céramique domestique qui conserve habituellement longtemps ses caractères traditionnels, se transforme aussi (156). C'est assez dire que des influences se font prégnantes signant autre chose que de simples contacts commerciaux.
La diffusion de ces nouveautés se fera à partir de l'est et du centre-est de la France et dans leur mouvement vers le sud, elles atteindront la vallée du Buech, le Gapençais en laissant de nombreux témoins sur leur route.
Acculturation ou migrations, la question n'est pas facile à régler. Doit-on les changements à la diffusion d'un peuplement s'infiltrant parmi des communautés indigènes peu nombreuses, qui perdent leurs toutes leurs habitudes techniques mais conservent le rite de l'inhumation en grotte, ou bien assiste-t-on seulement à une acculturation induite par de très petits groupes de migrants ? Il n'est pas encore possible de le savoir, les deux processus ayant très bien pu coexister, en étant complémen-
taires.
Devant plusieurs évidences déjà évoquées je pencherais plutôt pour le "déplacement" de groupes de migrants dynamiques, ne comportant par forcément beaucoup d'individus, qui recolonisent un territoire (157) ou réinfiltrent des communautés affaiblies par deux siècles de régression, comme on l'a vu. Les dates absolues sont rares, deux étant fournies par les sites stra-
tifiés de Seyssinet, près de Grenoble (1240 BC avec de la céramique à cannelures légères), Creys-Mépieu en nord Dauphiné (1160 BC) et Jons près de Lyon avec une tasse à anse ad ascia des Terramare d'Italie du Nord (1350 BC) (158).

Les influences exogènes
Pour dater et classer le matériel qui apparaît après le Bronze
moyen il serait nécessaire de prendre chaque objet pour en faire
une typologie chronologique fine afin de mettre en évidence des séquences d'évolution ; ce n'est pas le lieu ici où nous nous contentons d'interpréter les grands changements.
Les premières influences venues du nord ou du nord-est imprègnent, au XIVe siècle, le couloir rhodanien en direction de la Provence (159). Quelques vases à la Balme en Savoie, la Balme-les-Grottes et un couteau à Chamagnieu (160) en Isère, toutes près du Rhône, s'intègrent bien à ce mouvement ainsi que le pichet à décor cannelé de Chastel-Arnaud en Diois. Mais la céramique propre à ce courant initial ne pénètre pas à l'intérieur même des Alpes du Nord ; seulement quelques bronzes arrivent en Savoie occidentale (161) ce qui ne nous éloigne pas beaucoup du couloir rhodanien.
Cette étape correspond au "Bronze récent" défini par J.Vital pour Donzère et la basse vallée du Rhône.

La progression des influences se suit de la même manière avec la céramique à cannelures légères en habitat comme en sépulture jusque dans les Hautes-Alpes (162).
Formes et décors ne sont pas seuls à changer, la texture des pâtes aussi.
Les coupes apodes et les urnes fines portant des cannelures légères ont un dégraissant sableux homométrique, une teinte bistre ; certaines urnes présentent une couverte sombre à base rougeâtre, desquamante, qui caractérise une technique de fabrication inconnue jusqu'alors (163). Toute-
fois à mesure que le temps avance les pâtes deviendront plus "classiques",
plus dures.

Une avancée spectaculaire dans les procédés de fabrication des bronzes
Céramiques nouvelles, bronzes nouveaux, cela traduit à l'évidence le début de la mutation techno-culturelle, en particulier dans la maîtrise des arts du feu, qui s'affirmera dans les Alpes durant les siècles ultérieurs.
Une autre caractéristique de cette phase ancienne est mise en évidence par les analyses des bronzes (164) qui montrent que, comme dans toute l'Europe occidentale, leur teneur en impuretés est très faible, traduisant la maîtrise d'une bonne technique d'affinage, dans des centres très spécialisés, et vraisemblablement le même type de minerai. Là encore il y a rupture par rapport aux périodes antérieures.

Dans la plupart des dépôts alpins, toutes les pièces sont fragmentées volontairement en petits morceaux (165), comme c'est le cas dans de nombreux dépôts de cette époque tant en France qu'en pays germaniques (166). Il n'y a pas de raison technique pour un tel morcellement et on se trouverait devant des trésors de "proto-monnaie" qui deviendrait nécessaire à un commerce en expansion et pour lequel le troc ne peut plus résoudre toutes les transactions ; cela traduirait des changements dans la pratique et le volume des échanges.

Des villages existent-ils déjà au bord des lacs alpins ?
Classiquement, dans l'est de la France et en Suisse occidentale on admet que les premiers villages lacustres du Bronze final ont été construits au XIe siècle, durant la phase moyenne du Bronze final alpin, mais certains vestiges obligent à de nouvelles réflexions. Des épingles des XIIIe et XIIe siècles proviennent des vieux ramassages effectués dans les stations lacustres (167) ; cela reste énigmatique même pour la Suisse où des observations identiques ont été faites.
Le cas de la station immergée du Port à Annecy ajoute encore au trouble avec la présence de céramique à cannelures légères et un niveau organique daté de 1260 BC (168) : est-on en présence d'un habitat littoral, c'est probable ?

Avant les grandes sécheresses de la fin de l'âge du Bronze marquées au lac du Bourget par une forte régression, le niveau moyen du lac était de 1m70 en dessus de celui du début du Bronze final: d'éventuels villages littoraux de cette époque seraient alors placés plus haut que ceux d'âge ultérieur installés sur la rive après la baisse du plan d'eau. Ils n'auraient donc pas été protégés postérieurement par la montée des eaux et reposeraient aujourd'hui sous les sédiments non immergés des rivages.
Si tel était le cas, l'installation de centres de productions métalliques et céramiques dans les Alpes du Nord et en Suisse occidentale serait quasi contemporaine de ceux d'Europe moyenne et de Lombardie, accentuant encore l'unité des régions touchées par les changements du début de l'âge du Bronze final. Voilà des recherches à envisager...

Les contacts avec l'Italie
J'insisterai sur l'importance que prennent alors les cols transalpins dans les échanges entre l'Europe occidentale et l'Italie du Nord qui se marquent tant par l'importation de bronzes et de céramiques que par les influences qui se retrouveront sur les productions locales, entre autre la forme des haches.
En effet la voie vers l'Italie entre le Sillon alpin et le col du Petit-Saint-Bernard est maintenant bien ouverte (169) ; les cols du Mont-Cenis fonctionnent aussi.
Formant un exceptionnel dépôt, sept vases jamais utilisés directement issus de la civilisation proto-Golasecca de Canegrate, seront empilés dans une fosse en l'absence de tout habitat à 1300m d'altitude à Ste-Marie-du-Mont dans le Grésivaudan (170). L'influence de Canegrate est reconnue sur une urne biconique à carène torse de Fontaine et aussi sur plusieurs de Sollières en Maurienne.
Néanmoins le rite d'incinération lié à ce faciès italique ne nous atteint pas, ce qui montre simplement que les échanges sont limités au matériel.
Les bronzes lombards (171) apparaissent avec six épées de types "Monza, Trana, Terontola" ou assimilés et quelques autres objets (172). Le nombre de ces armes en provenance d'Italie du Nord ainsi que celui des fragments d'épées présents dans tous les dépôts (173) est surprenant. Ce phénomène est inhabituel pour les Alpes, même ultérieurement ; doit-il être relié à une "aristocratie" renaissante en rapport avec les premiers métallurgistes et/ou le commerce de l'étain occidental dont l'Italie du Nord a besoin ?

Commerce de l'étain avec la Normandie
Dans les Alpes la première trace accompagnant ce trafic de l'étain, indispensable aussi à la métallurgie régionale qui s'installe, est représentée par cinq haches à talon de type normand du début du Bronze final, disséminées du nord au sud de la région (174).
L'absence de types bretons contemporains serait l'indice de la provenance britannique de l'étain par la voie de la Seine.

Premières productions métalliques alpines
Nous avons vu qu'à la fin du Bronze moyen des bronziers ambulants témoignaient d'une "décentralisation" des productions métalliques, autorisant ainsi l'éclosion d'ateliers locaux par la diffusion d'un savoir faire et de techniques jusqu'alors réservés à quelques spécialistes rassemblés en grosses unités.
Dans les Alpes du Nord j'ai été intrigué par la présence de bronzes qui n'appartiennent pas à la panoplie de ceux largement diffusée en Europe occidentale d'origine médio-européenne ou italique.
Leur originalité et leur densité m'a amené à envisager en 1976 l'existence d'ateliers métallurgiques régionaux dès le début du Bronze final.
Une hache de forme inconnue jusqu'alors, à ailerons médians allongés (175), apparaît montrant certaines ressemblances avec des exemplaires d'Italie du Nord bien que nous ne disposions pas, pour en juger, de tout le matériel italique (176).
Il y a 30 ans je pensais qu'on se trouvait devant des productions locales inspirés d'Italie du Nord ; des résultats d'analyses récentes ne sont pas assez significatifs pour remettre en question cette hypothèse (177), toute-
fois il faut quand même envisager l'importation de haches d'Italie du Nord parallèlement aux épées comme nous l'avons vu.
Des bronziers autochtones auraient alors copié ces modèles italiques comme ils ont copié, mais en taille plus faible, les haches rectangulaires à ailerons médians courts européennes (178). Dans le dépôt de la Balme, Savoie, une hache de chaque type (179) était associée à deux bracelets ; plus d'une dizaine de trouvailles isolées de haches ou de bracelets parsèment la région entre le lac Léman et les Hautes-Alpes (180), à l'exception de la Drôme.
La contemporanéïté des deux métallurgies est manifeste dans les dépôts de Lullin-Couvaloup, Haute-Savoie, de Vernaison et de Reventin-Vaugris sur le Rhône, ce qui démontre que les marchés sont abondés par les deux productions.
Le Piémont possède à Pignerol un lot tout à fait identique à celui du dépôt de la Balme, prouvant que les échanges Alpes du Nord-Italie s'opèrent dans les deux sens.

Des bracelets, à section en V ou en D à faibles tampons, portent un décor gravé avec arcs de cercles, hachures et pointillés (181) que le goût indigène apprécie depuis la fin du Bronze moyen comme on l'a vu ; ils ne sont pas sans rappeler certains motifs de Canegrate, ce qui conforte encore les échanges transalpins d'idées ou/et de productions.
Quand cette métallurgie alpine a-t-elle commencé ? Les associations en dépôt nous font admettre le XIIIe siècle, au moment de la diffusion des nouveaux types centre-européens (182) et de la complète ouverture des passages alpins vers l'ouest qui ont permis des contacts faciles avec l'Italie.
La naissance et le développement de la métallurgie alpine seront mieux connus par des analyses systématiques de bronze tant alpin qu'italique et de nouvelles études fines du matériel.

Page précédente

Page suivante

PHASE ANCIENNE DU BRONZE FINAL ALPIN
env. 1350 à 1070 Av. J.C.
Importations de Normandie :
les points bleus sur la carte
Hache des Terramare
Annecy,
importée d'Italie du Nord.

Dépôt de sept vases italiques.
Ste-Marie-du-Mont, Isère
Hache à talon normande, reconnaissable par son
écusson sous le talon,
Grenoble
Haches alpines à ailerons médians allongés, du type d'Allevard.
A gauche, Allevard, Isère. A droite, Aiguebelle, Savoie. (celle-ci de découverte inédite)
Dépôt de métalurgie alpine avec une copie locale des haches à ailerons médians courts
La Balme, Savoie
Hache à ailerons médians courts, caractéristique de la civilisation des Champs d'Urnes.
St-Jeoire, Haute-Savoie
Longues épingles à collerettes (86cm), tour de force technique de la métallurgie des Champs d'Urnes,
Marcellaz, Haute-Savoie
La civilisation des Champs d'Urnes
est un vaste ensemble culturel et technique qui s'est étendu sur une grande partie de l'Europe occidentale, à partir du centre de l'Europe, et qui a évolué entre les XIVe et VIIIe siècles av. J.-C.
Les incinérations ne sont pas constantes et souvent les champs mortuaires contuennent aussi des inhumations.

Courant des Champs d'Urnes :
les points rouge sur la carte

Influence des Terramare :
l es points verts sur la carte
Courant des Champs d'Urnes :
les points rouge sur la carte
Epée à poignée massive caractéristique de Bavière.
Champagneux, Savoie.

Coupe apode et grande urne biconique décorées de cannelures légères, caractéristiques du début de la civilisation des Champs d'Urnes.
Villard-de-Lans et Fontaine, Isère.

ARCHÉOLOGIE ET PEUPLEMENT
DES ALPES FRANCAISES DU NORD
par Aimé Bocquet
Tasse à carêne basse et à cannelures légères, des toutes premières influences des Champs d'Urnes.
La Balme-les-Grottes, Isère.
Retour au sommaire
Les contacts avec l'Italie
Voir les premières arrivées de bronzes caractéristiques des XIVe/XIIIe siècles
Anneaux de cheville. Siccieu et Carisieu, Isère