Les
documents dont nous disposons aujourd'hui pour écrire la préhistoire des Alpes
sont, pour beaucoup, des trouvailles anciennes rassemblées entre 1840 et 1960
par des érudits locaux et autres collectionneurs. Ceux-ci, conscients de la
valeur du patrimoine et par esprit civique, ont récolté ou acheté ces témoins
aujourd'hui si précieux ; tous n'étaient pas de grands savants mais il faut
rendre hommage à leur oeuvre de sauvegarde. Ces découvertes ne sont pas accompagnées
de leur contexte archéologique mais elles gardent la force d'un témoignage
irremplaçable.
Issues des travaux agricoles ou des aménagements faits à la pelle et à la
pioche, elles furent plus nombreuses malgré le faible volume de terre remué,
que celles livrées par les fouilles et les terrassements depuis cinquante
ans (1). On frémit à la pensée de ce qui a été
perdu ainsi des traces de notre passé, en particulier depuis que les "amateurs"
bien implantés dans les régions, véritables rabatteurs de l'archéologie, disparaissent
peu à peu (2).
Cet aspect négatif sera atténué par une archéologie nouvelle qui naît à la
faveur des travaux d'aménagements du territoire; des problématiques renouvelées
et des examens du terrain sur de grandes longueurs permettent la mise en évidence
des séquences d'occupation (3) et l'évolution
géo-morphologique des terroirs en fonction de l'anthropisation.
L'étude par les cartes de répartition
Les cartes de répartition matérialisent l'origine et l'expansion des peuplements,
la diversité des cultures et leurs évolutions de manière synthétique. En pays
de montagne les sites en grotte, qui ont été particulièrement exploités, offrent
des stratigraphies d'occupations, souvent temporaires, dont le matériel n'illustre
pas toutes les activités d'un habitat normal mais qui est culturellement significatif.
Les régions calcaires peuvent sembler ainsi sur-représentées par rapport aux
stations de plein air où les conditions liées au relief amènent des sédimentations
qui les cachent ou des érosions qui les ont fait disparaître. La rareté des
sites est donc parfois trompeuse, ne correspondant pas à la réalité: à Charavines
par exemple, les pollens attestent une présence humaine autour du lac de Paladru
à partir du Néolithique moyen alors que seul un site du Néolithique récent
a été découvert. Les cartes reflètent aussi la dispersion inégale des chercheurs...
Malgré les lacunes et les imperfections, nous disposons pourtant de suffisamment
d'informations pour que la cartographie soit un élément primordial de compréhension
de la dynamique du peuplement comme des modalités des échanges.
La montagne complique tout
La
variabilité géographique, géologique et climatique des pays de montagne intervient
sur la nature et l'évolution techno-culturelle des groupes humains, parfois
très morcelés ou isolés par le relief. Contrairement à ce qui se passe dans
les régions largement ouvertes et sans contrainte de relief, en montagne les
entités géogra-phiques sont multiples, quelquefois peu étendues: elles correspondent
toujours à des entités culturelles et humaines différenciées.
Pour les reconnaître, ici plus qu'ailleurs, il est nécessaire d'examiner avec
une grande attention le matériel archéologique qu'il soit issu des productions
locales, touchées ou non par les influences extérieures, ou que ce soient
des importations d'objets finis. Ainsi se dégage une dynamique du peuplement,
de ses changements et de ses originalités avec l'arrivée de quelques hommes,
de migrants ou seulement par acculturation de voisinage. La présence soudaine
et abondante d'un matériel nouveau a une autre signification que celle de
quelques pièces "étrangères" qui marquent des rapports "commerciaux" ou des
"dons courtois" sans obligatoirement s'accompagner de modifications du substrat
technique ou culturel.
Migration ou acculturation
?
Une copie locale où se perçoivent
des caractères exogènes inconnus jusqu'alors, va plus loin car elle assimile
des influences qui modifient plus ou moins les traditions et les habitudes
et qui peuvent varier d'une région à l'autre. Parmi les contacts entre les
hommes tous n'ont pas la même nature donc le même impact ni la même portée
; les différences existant entre migration ou acculturation, importation ou
influence et tous autres degrés intermédiaires doivent être examinées sous
un angle de vue historique large, replacées dans le contexte régional ou européen.
Pour comprendre ces nuances, gardons à l'esprit les formes diverses que prennent
les rapports entre les peuples, les nations ou les continents : colonisation
ou conquête, mainmise industrielle ou recherche des marchés commerciaux, exploitation
de ressources lointaines, domination territoriale, culturelle ou politique,
etc. Comparer les comportements d'hier à ceux d'aujourd'hui est toujours profitable
pour pénétrer les processus historiques en évitant les schémas simplistes.
Aujourd'hui
Par contre le monde matériel que nous cotoyons diffère tant de celui de la préhistoire que nos préjugés intellectuels de citadins déforment trop souvent notre compréhension d'un passé fondé sur des techniques et des mentalités rurales dont le souvenir, déjà très atténué aujourd'hui, s'effacera de plus en plus.
C'est un écueil toujours difficile à éviter. Les Alpes souffrent de la rareté
des fouilles et des analyses pluridisci-plinaires dans de grands sites, études
nécessaires pour affiner la chronologie, mieux comprendre les processus du
peuplement, l'évolution et la diffusion des techniques. Ainsi l'exploitation
moderne de quelques stations littorales lacustres serait fondamentale pour
l'avancement de notre savoir ; mis à part quelques sondages et des analyses
dendrochronologiques, la seule exploitée quasi exhaustivement fut celle de
Charavines. Nous n'oserons donc pas comparer, pour le Néolithique et l'âge
du Bronze, nos résultats à ceux obtenus par nos collègues suisses en particulier.
La documentation sur les Alpes du Nord Est encore bien incomplète (4)
par rapport à d'autres régions mis à part la connaissance des environnements
végétaux et climatiques qui commencent à être bien maîtrisés tant en plaine
qu'en altitude.
L'espoir est de voir s'étoffer une politique cohérente de recherches d'envergure,
d'inventaires systématiques et d'analyses qui doivent affecter les anciennes
tout comme les nouvelles découvertes. Le professeur H. de Lumley a désiré
un bilan synthétique des cinq derniers millénaires av. J.C. dans les Alpes
du Nord françaises pour lequel une longue pratique des Alpes, de son territoire
comme de son patrimoine préhistorique m'a permis de ressortir des documents
significatifs, négligés ou oubliés. En les incorporant aux plus récentes découvertes,
des interprétations fondées sur la connaissance de la vie et des traditions
rurales susciteront la réflexion et soulèveront des questions auxquelles l'avenir
devra répondre (5). Je reste toutefois conscient
des aléas d'une telle entreprise qui tente de retracer l'histoire des hommes
et de leur génie pendant 5000 ans dans un espace a priori ingrat et peu accueillant.