POLYBE Livre III Chapitre 44 à 60

44 Le général carthaginois, maître à la fois du passage et maître des ennemis, s'appliqua aussitôt au passage des hommes qu'il avait laissés sur l'autre rive. Ayant eu très peu de temps transporté toutes ses troupes, il campa cette nuit-là sur les bords mêmes du fleuve. Le lendemain, apprenant que la flotte romaine avait abordé aux bouches du Rhône, il désigna cinq cents cavaliers numides et les envoya reconnaître où étaient les ennemis, combien ils pouvaient être et ce qu'ils faisaient ; et, en même temps, il désigna ceux qui étaient qualifiés pour assurer le passage des éléphants.

Quant à lui, il rassembla ses troupes et fit venir devant elles le roitelet Magilos et sa suite (ils étaient venus le trouver des plaines du Pô) et il faisait expliquer aux soldats par un interprète ce qui avait été décidé par les autres. Des discours qui furent alors tenus, les trois points les plus propres à exciter la confiance de la troupe furent les suivants d'abord le spectacle de gens qui venaient les chercher et qui promettaient leur participation à la guerre contre les Romains; en second lieu, la promesse assurée de les conduire à travers des régions où il ne leur manquerait rien du nécessaire dans une marche à la fois rapide et sûre vers l'Italie.
A cela s'ajoutait enfin la fertilité et l'étendue du pays dans lequel ils entreraient, et aussi l'ardeur des hommes avec qui ils devaient livrer combat aux forces romaines. Les Gaulois, après avoir ainsi parlé, se retirèrent. Après leur départ, Hannibal, étant intervenu à son tour, commença par rappeler à ses troupes l'importance des actions déjà accomplies.
Après avoir entrepris de nombreux exploits audacieux et couru de nombreux dangers, ils n'avaient connu, disait-il, aucun échec pour avoir suivi sa volonté et ses conseils. A la suite de cela, il les exhortait à être aussi confiants, en se disant bien que la plus grande partie de leur tâche était achevée, puisqu'ils étaient venus à bout du passage du fleuve et qu'ils étaient témoins de la bienveillance et du zèle des alliés.

En conséquence, il estimait qu'ils n'avaient pas à s'inquiéter du détail des opérations, chose qui lui incombait personnellement, mais qu'ils devaient obéir à ses ordres et se montrer des hommes courageux et dignes de leurs exploits antérieurs. La troupe par ses applaudissements montrait un grand élan et une grande ardeur ; il la remercia et après avoir invoqué les dieux en faveur de toutes ses entreprises, il les congédia en leur recommandant de prendre tous les soins nécessaires et de se préparer avec diligence, car le départ aurait lieu à l'aube.

45. L'assemblée venait de se séparer, quand revinrent ceux des Numides qui avaient été envoyés en reconnaissance. Ils avaient perdu la plus grande partie de leur effectif et le reste s'était enfui on désordre.

En effet, non loin de leur propre camp, ils étaient tombés sur les cavaliers romains envoyés par Scipion avec la même mission. Les deux détachements avaient rivalisé d'ardeur dans le combat au point que cent quarante cavaliers environ Romains et Gaulois avaient été tués et plus de deux cents Numides. Après cet engagement, les Romains, dans leur poursuite, s'approchèrent du camp carthaginois et, après l'avoir examiné en retournèrent en toute hâte pour annoncer à leur général la présence de l'ennemi; revenus au camp, ils le mirent donc au courant. Scipion, ayant aussitôt chargé les bagages sur des bateaux, se mit en marche avec toute son armée ; il s'avançait le long du fleuve, avec l'intention d'en venir aux mains avec l'ennemi.

Mais, le lendemain de l'assemblée, à l'aube, Hannibal plaça tous ses cavaliers dans la direction de la mer en position d'observation et, d'autre part, il faisait sortir ses forces d'infanterie du camp en ordre de marche. Quant à lui, il attendait les éléphants et les hommes qu'il avait laissés à leur garde. Voici comment s'opéra le transport de ces animaux. 46.

46 Ayant construit solidement un bon nombre de radeaux, ils en réunirent deux qu'ils fixèrent fortement à la terre sur la rive du fleuve destinée à l'embarquement; les deux réunis donnaient une largeur d'environ cinquante pieds. Réunissant à ceux-ci d'autres radeaux vers l'extérieur, ils les attachaient, poussant ainsi la construction d'une plate-forme vers le milieu du fleuve. Ils assujettirent le côté exposé au courant à l'aide de câbles fixés sur la terre ferme aux arbres qui poussaient sur la rive, et cela pour que tout l'ouvrage résistât et ne fût pas emporté par le fleuve. Ayant poussé sur une longueur de deux plèthres [60 m] l'ensemble de la plate-forme jetée en avant, ils fabriquèrent avec un soin particulier deux radeaux qu'ils poussèrent près des derniers ils étaient fortement liés entre eux mais attachés aux autres de façon que les liens fussent faciles à couper. Ils y attachèrent plusieurs câbles grâce auxquels les bateaux, qui les remorquaient, devaient les empêcher de se laisser emporter par le fleuve et, en résistant avec force contre le courant, transporter sur les radeaux et faire passer les bêtes.

Après cela, ils apportèrent beaucoup de terres sur tous les radeaux, jusqu'au moment où, en la répandant, ils eurent imité, par une couche unie et de même couleur, le chemin qui sur la terre ferme conduisait à l'embarquement. Les éléphants ont l'habitude d'obéir à leurs cornacs tant qu'ils sont en terrain sec mais ensuite ne se risquent jamais à entrer dans l'eau aussi les conduisaient-ils sur la jetée après avoir placé en avant deux femelles, car les éléphants les suivent.

Quand ceux-ci eurent pris place sur les derniers radeaux, ils coupèrent les liens qui les attachaient aux autres, ils tirèrent les câbles à l'aide des bateaux et ils eurent vite fait de séparer de la jetée à la fois les radeaux et les bêtes qu'ils supportaient. Cela fait, les animaux, troublés, se retournaient au début et s'élançaient de tous côtés ; mais entourés par le courant de tous côtés, ils étaient pris de peur et se voyaient forcés de rester sur place. C'est de cette manière, à l'aide de deux radeaux, toujours liés deux par deux, que la plupart des éléphants furent transportés debout sur ces engins.

Mais quelques-uns toutefois par peur se jetèrent dans le fleuve au milieu de la traversée ; il en résulta que leurs cornacs furent tous noyés, alors que les éléphants se sauvèrent. En effet, grâce à la force et à la longueur de leurs trompes qu'ils levaient au-o dessus de l'eau, ils continuaient â respirer et rejetaient l'eau ; ils résistèrent ainsi au courant et firent la plus grande partie du chemin en se tenant droits sous l'eau.

47. Quand les animaux eurent été transportés, Hannibal, prenant les éléphants et les cavaliers, les plaça à l'arrière-garde et s'avança le long du fleuve', de la mer vers l'orient, comme s'il faisait route vers le centre de l'Europe. Le Rhône a ses sources au-dessus du fond de l'Adriatique ; elles sont orientées vers le couchant sur les pentes septentrionales des Alpes. Il coule vers le sud-ouest et se jette dans la mer de Sardaigne. Il coule durant la plus grande partie de son cours à travers une vallée habitée au nord par les Gaulois Ardyens, mais bordée au midi, sur toute sa longueur, par les versants des Alpes inclinés vers le nord.

Les plaines du Pô, dont nous avons abondamment parlé, sont séparées de la vallée du Rhône par la chaîne des Alpes qui commence à Marseille et s'étend jusqu'au-dessus du golfe de l'Adriatique. Hannibal les franchit alors pour passer de la région du Rhône en Italie. Quelques-uns de ceux qui ont écrit à propos de ce passage, voulant frapper leurs lecteurs par le récit de choses extraordinaires sur ces régions, tombent à leur insu dans les deux défauts les plus opposés à l'histoire: ils sont forcés de mentir et de se contredire eux-mêmes.

Alors qu'ils nous présentent Hannibal comme un général inimitable et par son audace et par sa prudence, ils nous le montrent agissant incontestablement de la manière la plus insensée et, en même temps, ne pouvant trouver aucun dénouement ni aucun moyen de sortir de leurs mensonges, ils font intervenir des dieux et des fils de dieux dans une histoire pragmatique. Ils nous montrent les montagnes des Alpes si inaccessibles et si rudes que non seulement elles ne sauraient être franchies aisément par des chevaux ou des armées, encore moins par des éléphants, mais pas même par de l'infanterie légère ; et, de la même manière, ils nous dépeignent les lieux comme un tel désert que, si un dieu ou un héros ne s'était présenté pour montrer la route aux gens d'Hannibal, ils se seraient égarés et auraient tous péri ; de la sorte ils tombent incontestablement dans chacun des deux défauts dont nous parlions.

48. D'abord quel général paraîtrait plus insensé, quel chef également plus maladroit qu'Hannibal, lui qui, à la tête de forces si importantes sur lesquelles il fondait les plus grands espoirs pour le succès complet de ses entreprises, ne connaissait ni les routes ni les pays -d'après ce qu'ils disent -, lui qui ne savait pas le moins du monde ni où il marchait ni chez qui il allait, et s'il ne s'engageait pas dans des opérations complètement impossibles. Ce que des gens complètement fourvoyés et sans aucun moyen d'en sortir ne supportent pas, à savoir de s'engager avec une armée dans des lieux inexplorés, les historiens l'attribuent à Hannibal, lui qui conservait les plus belles espérances pour ses opérations à ce moment-là. De la même manière, ce qui concerne les régions désertes, le caractère abrupt et difficile des lieux rend manifeste leur mensonge.

Ils n'ont pas appris que, en fait, les Gaulois habitants des bords du Rhône ont franchi les Alpes non pas seulement une fois ni même deux avant la venue d'Hannibal, non certes à date ancienne, mais tout récemment et avec de grandes armées ; qu'ils avaient combattu aux côtés des Gaulois qui habitent les plaines du Pô, ainsi que nous l'avons expliqué nous-même précédemment. En plus de cela, ils ne savaient pas qu une population très nombreuse habite les Alpes mêmes et, ignorant chacun de ces points, ils déclarent qu'un héros a montré la route aux Carthaginois. En conséquence, il est naturel qu'ils tombent dans un travers comparable à celui des auteurs tragiques, qui pour les dénouements de leurs drames ont tous besoin d'un deus ex machina, parce que leurs premières données sont mensongères et invraisemblables.

Il est fatal que les historiens éprouvent les mêmes difficultés et fassent apparaître des dieux et des héros, puisqu'ils ont posé en premier lieu des faits incroyables et mensongers. Comment serait-il possible, en effet, de donner à des débuts invraisemblables une fin raisonnable? Hannibal, au contraire, exécuta ses projets, non pas comme ces gens le disent, mais en tous points avec prudence.

En effet, il était renseigné avec précision sur la richesse de la région dans laquelle il avait projeté d'entrer ; sur l'opposition de la population aux Romains; et, pour les difficultés de la route, il avait recours à des guides et à des conducteurs indigènes qui devaient partager les mêmes espoirs que lui. Quant à nous, si nous parlons sur ce point avec une telle assurance, c'est pour avoir pris nos renseignements sur les opérations auprès des gens qui s'étaient trouvés mêlés aux événements et pour avoir reconnu nous-même les lieux et avoir traversé les Alpes pour obtenir une vue et une connaissance exactes des lieux.

49. Néanmoins Scipion, le consul romain, arriva sur les bords du fleuve trois jours après le départ des Carthaginois. Apprenant que les ennemis étaient partis, il fut étonné au plus haut point, dans la conviction qu'il avait qu'ils n'oseraient jamais faire route de ce côté pour l'Italie, à raison du nombre et de la perfidie' des barbares qui habitaient ces lieux. Mais en constatant leur audace, il se pressa de revenir vers ses bateaux et, une fois arrivé, de faire embarquer ses troupes. Il envoya son frère pour diriger les opérations d'Espagne, pendant que lui-même faisant demi-tour prenait la mer en s'efforçant de gagner les ennemis de vitesse pour, à travers l'Etrurie, les trouver à leur descente des Alpes.

Hannibal, de son côté, grâce à une marche ininterrompue de quatre jours après le passage du fleuve, arriva à l'endroit appelé l'Ile, région peuplée et fertile qui tire son nom de sa position même. En effet, le Rhône d'une part, la rivière l'Isère de l'autre, coulant de chaque côté, l'aiguisent en pointe vers leur confluent. Elle est comparable par la grandeur et la forme à ce qui en Egypte est appelé le Delta, à cette exception près que la mer limite l'un des côtés du Delta et les bouches des fleuves, tandis que l'Ile est bornée par des montagnes d'un accès et d'une traversée difficiles, montagnes presque inaccessibles pour dire le mot.

Parvenu dans cette île, il y trouva deux frères qui se disputaient la royauté et qui campaient face à face avec leurs troupes. L'aîné l'appelant à son secours et l'engageant à agir avec lui et à l'aider à acquérir le pouvoir, il l'écouta, vu pour ainsi dire l'évidence du profit qu'il pouvait en tirer pour la conjoncture future. C'est pourquoi, s'alliant avec le prince pour l'aider à repousser l'autre, il obtint un grand secours du vainqueur,

Non seulement il fournit abondamment l'armée de vivres et de tous les autres approvisionnements, mais encore, changeant toutes les armes qui étaient vieilles et usées, il renouvela à propos toute l'armée et, en outre, ayant équipé la plupart des Carthaginois en vêtements et même en chaussures, il leur procura une grande facilité pour le passage des montagnes. Mais, par-dessus tout, commandant l'arrière-garde avec ses propres troupes, il assura aux Carthaginois, qui n'avançaient qu'avec circonspection à travers le pays des Allobroges, la sécurité de leur passage, jusqu'au moment où ils approchèrent du passage des Alpes.

 

50. Hannibal, après avoir en dix jours parcouru le long du fleuve huit cents stades, commença la traversée des Alpes, et il lui arriva de tomber dans de très grands dangers. Tant que les Carthaginois étaient dans les plaines, tous les chefs des différents secteurs des Allobroges se tenaient tranquilles par crainte des cavaliers et des barbares qui les escortaient ; mais, dès que ceux-ci s'en furent retournés dans leur pays et que les gens d'Hannibal eurent commencé à s'avancer au milieu des défilés, alors les chefs des Allobroges, ayant réuni des forces suffisantes, allèrent occuper les endroits favorables par où il fallait de toute nécessité que les troupes d'Hannibal fassent leur montée.

Si donc ils avaient caché leur plan, ils eussent anéanti complètement l'armée des Carthaginois; mais, leurs projets ayant été découverts, ils causèrent certes un grand dommage à Hannibal, mais non moins à eux-mêmes. Car le général carthaginois, apprenant que les barbares occupaient les lieux favorables, campa au pied même des montagnes en attendant, et il envoya quelques-uns des Gaulois qui les avaient guidés avec mission de reconnaître les projets des ennemis et l'ensemble de leur plan. Ayant exécuté leur mission, ils informèrent le général que les ennemis, pendant le jour, montaient attentivement la garde et gardaient les lieux, mais que, pendant la nuit, ils se retiraient dans une ville voisine. Hannibal, se réglant sur cette tactique, imagina le plan suivant à la tête de son armée, il s'avança au grand jour et s'approcha des défilés, il campa alors non loin de l'ennemi. La nuit venue, il fit allumer les feux et, laissant sur place la plus grande partie de son armée, il prit les soldats les plus aptes et, les équipant à la légère, il s'avança de nuit à travers les défilés; il s'empara des lieux occupés par les ennemis, alors que les barbares s'étaient retirés dans la ville selon l'habitude.

51. Le jour venu, les barbares, s'apercevant de ce qui s'était passé, abandonnèrent d'abord leur entreprise; mais, après cela, voyant la quantité des bêtes de somme et les cavaliers qui cheminaient longuement et péniblement à travers les défilés, ils furent tentés par l'occasion de s'en prendre à la colonne.
L'occasion se présentant et, les barbares tombant de plusieurs côtés sur eux, les Carthaginois éprouvèrent de grandes pertes, moins du fait des hommes que des lieux ; ils perdirent surtout des chevaux et des bêtes de somme.
Le passage était, en effet, non seulement étroit et rocailleux, mais encore escarpé. Aussi, au moindre mouvement, au moindre désordre, beaucoup de bêtes étaient emportées dans les précipices en même temps que leurs bagages. Mais ce qui provoquait surtout ce désordre, c'étaient les chevaux blessés. Ceux qui étaient en avant, frappés de panique sous le coup, tombaient sur les bêtes de somme ; les autres, se précipitant en avant, bousculaient tout ce qui se présentait dans ces défilés et provoquaient un grand désordre.

Voyant cela et calculant qu'il n'y avait aucun salut possible, même pour ceux qui avaient échappé au danger, si leurs bagages étaient perdus, Hannibal prit avec lui ceux qui, la nuit, avaient occupé les défilés et vola au secours des troupes qui ouvraient la marche. Au cours de l'opération, beaucoup d'ennemis périrent, vu qu'Hannibal attaquait d'une position supérieure, mais il ne perdit pas moins de ses propres troupes.
Car le désordre de la marche était augmenté des deux côtés par les cris, et la mêlée des combattants. Mais, quand il eut tué la plupart des Allobroges et bousculé les autres en les forçant à fuir chez eux, l'effectif de chevaux et de bêtes de somme qui lui restaient encore acheva à grand-peine et au milieu des plus grandes difficultés de franchir le défilé.

Puis, rassemblant tout ce qu'il put de soldats au sortir de cette mêlée, il se jeta sur la ville d'où les ennemis avaient fait leur sortie. La trouvant à peu près vide, car les habitants avaient couru au butin, il se rendit maître de la place. Il tira de cette opération un grand profit, tant pour le présent que pour l'avenir.
Pour l'instant, il ramena un grand nombre de chevaux et de bêtes avec les hommes qui avaient été capturés en même temps ; pour l'avenir, il eut une grande abondance de vivres et de bétail pour deux ou trois jours' ; mais l'essentiel fut qu'il suscita la terreur chez les peuples voisins au point d'enlever à tous ceux qui habitaient dans la montée l'idée de l'attaquer aisément.

52. Ayant établi son camp sur place, il y resta une journée, puis se remit en route. Les jours suivants, il conduisit son armée dans une sécurité relative ; mais, le quatrième jour, il rencontra de nouveau de grands dangers.

Ceux qui habitaient sur son passage, ayant combiné une ruse en commun, s'avancèrent à sa rencontre avec des rameaux d'olivier et des couronnes ce qui est, chez presque tous les barbares, symbole d'amitié, comme le caducée chez les Grecs. Hannibal, plein de circonspection à l'égard d'une telle démonstration, examina avec soin leurs sentiments et l'ensemble de leur démarche. Ils déclarèrent .qu'ils connaissaient parfaitement la prise de la ville et la destruction de ceux qui avaient entrepris de lui faire tort ; ils lui expliquaient pourquoi ils étaient venus ils ne voulaient ni causer ni subir aucun dommage et ils promettaient de lui donner des otages parmi eux. Hannibal, pendant longtemps, hésita ; il se défiait de leurs dires, mais, calculant que, en acceptant ce qu'on lui proposait, il rendrait peut-être plus prudents et plus traitables ceux qui étaient venus, tandis que, en n'acceptant pas, il trouverait en eux des ennemis déclarés, il accepta donc leurs propositions et fit semblant de conclure amitié avec eux.

Les barbares ayant livré les otages, le fournissant abondamment de bestiaux, bref se livrant eux-mêmes entre ses mains sans réserve, Hannibal leur accorda confiance au point de les accepter comme guides pour la suite de la traversée. Alors qu'ils marchaient a leur tête depuis deux jours, les Gaulois en question se réunissant et les suivant tombent sur les Carthaginois qui s'étaient engagés dans une gorge escarpée et difficile.

53. Dans cette circonstance, toute l'armée d'Hannibal eût été complètement anéantie si, éprouvant toujours quelque crainte et prévoyant ce qui allait arriver, ils n'avaient placé les bagages et les cavaliers à l'avant-garde, les hoplites à l'arrière-garde.
Grâce à ce corps de réserve, le désastre fut moins grand, car ils supportèrent tout le choc des barbares. Néanmoins, malgré cet avantage, on perdit un assez grand nombre d'hommes, de bêtes et de chevaux. Les ennemis, occupant les positions supérieures, marchaient sur les flancs de la montagne ; tantôt ils faisaient rouler des rochers, tantôt ils lançaient des pierres à la main et ainsi jetaient les Carthaginois dans une confusion et une frayeur considérables, au point que Hannibal fut contraint de passer la nuit avec la moitié de ses troupes sur un rocher blanc fortement situé, sans ses chevaux et ses bêtes, veillant sur eux jusqu'à ce que, au cours de toute la nuit, il les eût fait à grand-peine avancer par les défilés.

Le lendemain, les ennemis s'étant éloignés, Hannibal alla rejoindre les cavaliers et les bêtes de somme et s'avança vers les plus hauts passages des Alpes, sans plus jamais rencontrer une troupe des barbares au complet, et n'étant plus inquiété que çà-et-là dans des combats partiels. Tombant à bon escient sur la colonne, ils enlevaient des bagages tantôt à l'arrière-garde, tantôt à l'avant-garde. Ses éléphants lui furent d'une grande utilité. En effet, à l'endroit de la colonne où ils se trouvaient, les ennemis n'osaient pas attaquer de ce côté, effrayés qu'ils étaient par le spectacle insolite offert par ces animaux.
Le neuvième jour, arrivant au sommet, il campa sur place et resta là pendant deux jours, voulant à la fois laisser reposer ceux qui étaient tirés d'affaire et attendre les traînards. A cette occasion, un bon nombre de chevaux qui avaient été effrayés et un bon nombre de bêtes qui avaient perdu leurs fardeaux revinrent au camp contre toute attente, après avoir suivi l'armée à la trace et retrouvé leur route.

54 La neige s'était déjà amassée sur les sommets, car on approchait du coucher des Pléiades. A la vue de ses soldats, découragés à la fois par leurs malheurs passés et les souffrances attendues, Hannibal les réunit et s'efforça de les encourager, en profitant de la seule ressource qui s'offrait pour cela, à savoir la vue de l'Italie, laquelle était située au pied des montagnes, de telle façon que, pour qui regarde des deux côtés, les Alpes paraissent jouer le rôle d'Acropole pour l'Italie entière.
Aussi, leur montrant les plaines du Pô et leur rappelant en gros les bonnes dispositions des Gaulois qui les habitaient, leur désignant en outre l'emplacement de Rome elle-même, il rendit quelque confiance à ses hommes.


Le lendemain, ayant levé le camp, il amorça la descente. Il n'y rencontra plus que des brigands embusqués, mais il ne perdit pas moins d'hommes qu'à la montée, du fait de la neige et de l'état du terrain. Le passage étant étroit et en pente, et la neige rendant invisible pour chacun le chemin, tout ce qui s'écartait de la route et glissait, était emporté dans les précipices. Néanmoins ils supportaient ces misères en hommes habitués désormais à de pareilles difficultés.

Mais quand ils arrivèrent en un endroit tel qu'il n'était possible ni aux éléphants ni aux bêtes de somme de s'y avancer à cause de l'escarpement de la piste sur une longueur de presque trois demi-stades, la roche qui était déjà escarpée auparavant, l'était encore plus pour l'instant, à la suite d'un éboulement récent. Le découragement et le trouble s'abattirent à nouveau sur les soldats. Le général des Carthaginois pensa d'abord à contourner ces difficultés ; mais la neige, étant survenue, rendait également impraticable ce passage et il renonça à son projet.

55 Ce qui se produisait était particulier et extraordinaire. Sur la neige antérieure et qui restait de l'hiver précédent celle de cette année étant récemment tombée, il se trouvait que celle-ci était facile à couper étant récente, elle était molle et sans profondeur. Mais, quand, après l'avoir foulée, ils en venaient à marcher sur la couche inférieure, qui, elle, était gelée, ils ne pouvaient l'entamer, ils patinaient, glissant des deux pieds en même temps, comme il arrive à ceux qui sur la terre marchent en terrain fangeux. Ce qui s ensuivait était encore plus fâcheux.


Les hommes ne pouvaient entamer la neige du dessous quand, une fois tombés, ils voulaient se redresser et se relever à l'aide des genoux ou des mains alors ils patinaient encore plus avec tous leurs appuis, tout le terrain étant en pente. Mais les bêtes, quand elles tombaient, entamaient la neige du dessous en se relevant et, après l'avoir entamée, elles demeuraient sur place avec leurs bagages, comme prises par la glace, tant à cause de la charge que de la congélation de la neige antérieure.

Abandonnant un tel espoir, Hannibal campa sur la crête, après avoir fait balayer la neige qui s'y trouvait et, après cela, se tenant auprès de ses soldats, il faisait creuser le roc avec beaucoup de peine. On fit en une seule journée un passage suffisant pour les bêtes et les chevaux ; puis, les emmenant aussitôt, il campa dans les endroits que la neige avait épargnés et il envoya les animaux au pâturage ; puis il chargea les Numides de continuer le travail par équipes et, à grand peine, en trois jours, après avoir beaucoup souffert, il fit passer les éléphants, qui se trouvaient en très mauvais état par suite de la faim, car les hauteurs des Alpes et tous les points qui touchent aux sommets sont complètement dépourvus de végétation et nus, puisque la neige y demeure continuellement été comme hiver mais, à mi-hauteur, des deux côtés, les flancs de la montagne portent des forêts et des arbres, et sont habitables sur leur totalité.

56. Hannibal, ayant concentré toutes ses forces, continuait à descendre et, le troisième jour après son départ des précipices dont nous parlions, ce fut achevé et il aborda la plaine. Il avait perdu beaucoup de soldats, du fait des ennemis aussi bien que des fleuves, au cours de l'ensemble du trajet, beaucoup aussi du fait des précipices et des difficultés rencontrées dans les Alpes, perdu non seulement des hommes, mais encore en plus grand nombre des chevaux et des bêtes de somme.


Enfin, après avoir accompli l'ensemble du trajet depuis Carthagène en cinq mois et la traversée des Alpes en quinze jours, il aborda plein d'ardeur dans les plaines du Pô et chez le peuple des Insubres.
Il avait avec lui la partie survivante de ses forces africaines - 12.000 fantassins - et de ses forces ibériques - environ 8.000 - et, d'autre part, ses cavaliers, pas plus de six mille en tout, comme lui-même le précise sur la colonne qui porte au cap Lacinium le catalogue de ses forces.

Au même moment, P. Scipion, comme je l'ai dit plus haut, avait laissé ses forces à son frère Cnaeus et lui avait confié les opérations d'Espagne avec l'ordre de combattre avec vigueur Hasdrubal; puis il avait abordé lui-même à Pise avec un petit nombre de soldats. Après avoir traversé l'Etrurie et pris la tête des armées qui avaient été envoyées sous les ordres des préteurs et qui combattaient les Boïens, il arriva dans les plaines du Pô. Il établit son camp et il attendait l'ennemi, brûlant d'engager le combat.

57. Quant à nous, maintenant que nous avons conduit en Italie, avec notre récit, les chefs des deux armées et la guerre elle-même, avant d'aborder le récit des combats, nous voulons parler brièvement de points qui touchent à notre étude. Certains peut-être nous demanderont pourquoi, après avoir traité longuement des lieux de l'Afrique et de l'Espagne, nous n'avons pas parlé davantage du détroit des Colonnes d'Hercule, ni de la mer Extérieure et des particularités qu'on y rencontre ; ni non plus des îles Britanniques et de l'extraction de l'étain ; rien dit non plus des mines d'or et d'argent qu'on trouve en Espagne, toutes choses sur lesquelles les historiens font les plus abondants discours, quitte à se contredire.
Pour nous, nous n'avons certes pas considéré cette partie de l'histoire comme étrangère à notre sujet et ce n'est pas pour cela que nous l'avons omise mais, en premier lieu, nous ne voulions pas morceler notre récit, ni détourner du sujet (proprement) historique les lecteurs appliqués ; ~ en second lieu, nous avons jugé qu'il ne fallait pas faire mention de ces choses çà-et-là et comme en passant, mais dire la vérité sur ce point, dans la mesure où nous en sommes capable, en réservant à cette question une place en temps et en lieu.

C'est pourquoi il ne faut pas s'étonner non plus dans la suite si, abordant des régions de ce genre, nous les laissons de côté, ce sera pour les raisons susdites. Si certains veulent à tout prix lire de tels développements en détail et à tout propos, peut-être éprouvent-ils à leur insu la même chose que ces gourmands' qui, dans les festins, bien qu'ils goûtent de tout ce qui est présenté, ne jouissent vraiment pour le présent d'aucun des aliments et pour l'avenir n'en tirent aucune digestion utile, aucune nourriture profitable, bien au contraire. Ceux qui dans leurs lectures agissent de même n'en retirent, comme il conviendrait, aucun agrément véritable pour l'instant, aucun profit pour l'avenir.

58. Plus qu'aucun autre des éléments de l'histoire, celui-ci réclame un développement et une exactitude plus véridique, cela est manifeste et confirmé par de nombreuses preuves, mais surtout par les suivantes. Presque tous, ou du moins la plupart des historiens qui se sont efforcés d'exposer les traits et la géographie des pays situés aux extrémités de notre monde se sont trompés sur de nombreux points ; il ne convient pas du tout de laisser passer ces erreurs, il faut les réfuter non pas au passage et au hasard, mais avec attention, et il faut le faire non à coups de reproches et de blâmes, mais plutôt en les louant tout en corrigeant leur ignorance, dans la pensée que ces gens, s'ils profitaient des circonstances actuelles, apporteraient de nombreux amendements et rectifications à ce qu'ils ont dit. Dans le temps passé, en effet, on trouverait bien peu de Grecs ayant entrepris de s'informer sur les extrémités de la terre, faute de pouvoir mener à bien ce projet.
Nombreux étaient alors les dangers à courir sur mer, innombrables même, beaucoup plus nombreux encore que sur terre. Et même si quelqu'un, par nécessité ou par goût, parvenait aux extrémités de la terre, même ainsi il n'atteignait pas le but qu'il s'était proposé. Car il était difficile d'observer la plupart des choses de ses propres yeux, parce que certaines de ces régions étaient encore barbares, d'autres désertes, et encore plus difficile d'apprendre et de connaître par la parole quelque chose sur les points observés à cause de la différence du langage.
Et même si quelqu'un a ces connaissances, il est une chose encore plus difficile que les précédentes, c'est de savoir, après avoir vu ces choses, les utiliser d'une manière raisonnable, en évitant les récits extraordinaires et merveilleux pour respecter toujours la vérité pour elle-même et ne nous raconter rien en dehors de la réalité.

59. La poursuite de recherches exactes sur les points dont nous parlons était donc non seulement difficile, mais presque impossible dans les temps passés. En conséquence, si les historiens ont omis quelque détail ou commis quelque erreur, ils ne méritent pas d'être blâmés, mais il est juste de les féliciter et de les admirer pour les connaissances qu'ils ont acquises et pour les progrès que, dans de telles circonstances, ils ont procurés à la science sur ce point.

A notre époque, l'Asie grâce à la conquête d'Alexandre et presque tout le reste du monde grâce à la puissance des Romains sont devenus accessibles par terre ou par mer. D'autre part, les hommes d'action, débarrassés du souci des entreprises guerrières ou politiques, ont profité des grandes et nombreuses occasions qu'elles leur offraient pour s'occuper des questions dont nous parlons et chercher à s'instruire. C'est donc une obligation pour nous d'avoir des connaissances meilleures et plus véridiques sur les choses que l'on ignorait auparavant.
C'est précisément ce que nous-même nous essaierons de faire, en choisissant dans notre histoire le lieu propice à cette question. Nous voudrons que les esprits curieux partagent nos connaissances sur tous ces points, puisque, aussi bien, c'est surtout dans cette intention que nous avons affronté les dangers [et les fatigues] inhérents à un voyage à travers l'Afrique et l'Espagne, ainsi qu'en Gaule et sur la mer Extérieure qui baigne ces régions, et tout cela, afin de rectifier les erreurs de nos prédécesseurs sur ces questions et de faire connaître aux Grecs aussi ces parties du monde.

Mais revenons au point de départ de notre digression et essayons de montrer les combats en batailles rangées qui eurent lieu en Italie entre Romains et Carthaginois. Hannibal et Scipion face à face en Italie. 60. Nous avons déjà montré l'importance des forces avec lesquelles Hannibal pénétra en Italie. Après la traversée, il établit son camp au pied même des Alpes et il commença par faire reposer ses troupes. Car non seulement l'ensemble de son armée avait terriblement souffert par suite des ascensions et des descentes, puis par les difficultés de la traversée ; mais encore, par suite de la rareté des provisions et le manque de soins corporels, elle était en mauvais état. Beaucoup même en étaient venus à un complet découragement à cause des privations et des fatigues continuelles.
En effet, il n'avait pas été possible de transporter dans de tels endroits des approvisionnements suffisants pour tant de milliers d'hommes, et ce qu'ils transportaient avait disparu en grande partie avec la destruction des bêtes de somme. Aussi Hannibal, qui était parti des bords du Rhône avec environ 38.000 fantassins et plus de 8.000 cavaliers avait perdu, comme nous l'avons déjà dit, presque la moitié de ses forces dans la traversée des Alpes.

Encore ceux qui étaient sauvés avaient-ils dans leurs traits et dans tout leur comportement quelque chose de sauvage, par suite de la continuité des fatigues dont nous parlions. Hannibal donc, apportant une grande attention à les soigner, releva les courages en même temps que les corps des hommes et fit également soigner les chevaux. Après cela, son armée étant maintenant remontée, comme les Taurines, qui se trouvent juste au pied des Alpes, étaient brouillés avec les Insubres, mais se méfiaient des Carthaginois, il s'employa d'abord à gagner leur amitié et leur alliance.
Mais, comme ils se montraient réticents, il assiégea leur ville la plus forte et en trois jours il s'en empara. Ayant fait égorger ceux qui s'étaient opposés à lui, il inspira une telle frayeur aux barbares qui habitaient les alentours, qu'ils vinrent tous aussitôt le trouver pour faire leur soumission,

Le reste des peuples gaulois qui habitaient la plaine désirait suivre le parti des Carthaginois selon leur intention première mais, comme les légions romaines les débordaient et coupaient les communications, ils restèrent tranquilles Certains même étaient obligés de combattre aux côtés des Romains. Ce que voyant, Hannibal décida de ne plus attendre, mais de pousser en avant et de frapper un grand coup pour rassurer ceux qui voulaient partager ses espoirs.

Au bord du Rhône
Traversée du Rhône
Les historiens et Hannibal
Hannibal est bien renseigné
Arrivée dans l'Île
La traversée des Alpes.
Dans le défilé de Vimines
Victoire et repos à Chambéry. Dans la Combe de Savoie
Au début de la Tarentaise
Le combat du défilé du Siaix
La montée au col
Au col
La descente du col
Arrivée à Aoste
Dans la plaine du Pô
et considérations générales
Etat de l'armée à la sortie des Alpes